L’idée et l’écran, opinions sur le cinéma

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Description

A-99-L'idée-et-l'écranTrois fascicules rédigés et édités en 1925 / 26
par Henri FESCOURT et Jean-Louis BOUQUET.
Préface de Francis LACASSIN.
N° 99 ⎜Novembre 2006 ⎜5€

Ce texte représente un petit chef d’oeuvre de littérature polémique, genre dont la critique de cinéma offre finalement assez peu d’exemples : le fameux texte de Truffaut « une certaine tendance du cinéma français » serait en quelque sorte son symétrique au temps de la Nouvelle Vague naissante, mais sur des positions presque antithétiques d’ailleurs. Mais il faut se souvenir qu’au début des années 20 la critique s’émancipe de la fonction promotionnelle où elle avait été longtemps confinée, et que pour quelques décennies, les échanges dans les revues et les journaux adoptaient un ton vif dont nous avons aujourd’hui à peu près totalement perdu l’habitude. Le jeune Marcel Oms a été l’un des derniers représentants de cette espèce disparue.
Quel était le fond du débat ? Il nous oblige à nous replonger dans un passé lointain dont les querelles peuvent nous sembler bien obsolètes. Fescourt et Bouquet, deux proches du producteur Louis Nalpas, directeur de la société des cinéromans, décident de prendre la plume pour réagir aux idées que répandent dans le petit monde artistique les promoteurs de l’avant-garde. La préface de Francis Lacassin remet en place la chronologie et les termes de cette controverse. Les deux auteurs défendent, face à un contradicteur qu’ils inventent, la place et l’importance du récit, les droits du scénario. Ils refusent la gratuité des effets cinématographiques, sans être fermés pour autant aux ressources de l’art de l’image. Ils défendent l’idée que le cinéma gagne au contact des autres arts, réagissant contre l’idée (à la mode) de « cinéma pur » et du même coup, anticipent la « défense du cinéma impur » que promouvra André Bazin dans les années 50.
Quant on veut attaquer un adversaire, on caricature sa position. Nos deux auteurs ne faillissent pas à cette règle et font à diverses reprises, preuve d’une certaine mauvaise foi. Le texte est drôle à lire pour cela. Il faut le lire en creux pour reconstituer les arguments des partisans de l’avant-garde, qui ne sont pas tous absurdes ni dépourvus de sens, cela va sans dire.
Pour faire vivre une discussion somme toute assez aride pour des profanes, Fescourt et Bouquet ont eu recours à une forme très classique dans la littérature : la controverse «socratique» qui permet de présenter des objections que l’on réfute à mesure : on remarquera d’ailleurs que leur adversaire, «l’Amateur», parle de moins en moins à mesure que le texte avance et que «NOUS» s’attribue le maximum du temps de parole. Les formules piquantes, les aphorismes bien balancés s’inscrivent dans la grande tradition de Pascal, de Voltaire, de Léon Bloy, bref dans une lignée bien française revendiquée comme telle.
À l’habillage littéraire répond un flot de références et de citations par lequel il ne faut pas se laisser rebuter : on mesure que les cinéastes (ils détestent ce terme, d’ailleurs) de cette époque étaient des gens à la vaste culture classique. Classique, oui, et peu ouverte à la culture de leur temps : ils ne connaissent ni Proust, ni Gide, ni Cocteau, ni Mallarmé (mais Huysmans, si), pas plus Monet, Cézanne ou Picasso. Ils en restent à Hugo, Flaubert, quand ce n’est pas La Bruyère ou Puvis de Chavanne. Mais gardons-nous de l’illusion rétrospective qui nous permet aujourd’hui d’établir une autre échelle de valeurs : ils étaient, eux, plongés dans un présent mouvant et indécis.

Ces références classiques leur permettent d’avancer des propositions prémonitoires : faire du Distrait de La Bruyère un film, Pierre Richard le fera en 1970 ; dire que Flaubert écrit comme on monte, Claude Chabrol s’en souviendra en 1991 ; mettre Parsifal au cinéma, Syberberg s’y essaiera en 1982. C’est anecdotique, mais cela montre en tout cas que le cinéma a une certaine suite dans les idées. En revanche, leur connaissance du cinéma de leur temps est remarquable.
Les deux jeunes polémistes font d’ailleurs preuve de certaines intuitions qui étonnent en 1925 : cette date est très précoce, il ne faut pas l’oublier (on n’avait encore écrit aucune histoire générale du cinéma).
On est frappé de la lucidité historique précoce de Bouquet et Fescourt avec laquelle ils évaluent le cinéma des premiers temps en une époque où il était complètement mésestimé.
Les deux interlocuteurs (l’Amateur et Nous) se divisent globalement sur leur conception de l’histoire et de la manière de la périodiser. L’un (l’Amateur) voulant qu’il y ait des ruptures ; l’autre valorisant les continuités, les progrès lents, et défendant l’idée qu’il y a des reliquats actifs d’une période à l’autre. Ce sont deux philosophies de l’histoire, deux conceptions de la temporalité des activités humaines, qui s’opposent ici en un débat qui reste actuel. Que l’on pense à ce qui s’écrit aujourd’hui sur la révolution numérique ou sur la « fin du cinéma », sans parler des théories sur la « fin de l’histoire »…
La question que pose L’Idée et l’écran est aussi celle de la place de l’expérimentation en art. Est-ce un laboratoire indispensable où s’élabore le langage du futur ? Est-ce au contraire une chapelle élitiste qui travaille en circuit fermé, les uns ne faisant leurs films que pour leurs propres congénères ? La césure qui va traverser toute l’histoire du cinéma français entre une avant-garde « art et essai » et un cinéma de consommation courante se rencontre ici à sa racine.

Cependant, on remarquera que la frontière qui est censée séparer « intellectuels » et « non intellectuels » n’était pas toujours celle à laquelle nous sommes habitués. Bouquet et Fescourt reprochent en effet à leurs adversaires non pas d’être trop intellectuels, contrairement à ce qu’on aurait pu penser, mais au contraire de refuser de l’être : pour eux, le cinéma narratif est celui qui justement permet de penser.
On trouvera encore bien d’autres sujets de réflexion actuels dans ce vieux texte qui a conservé, après trois quarts de siècle, toute sa vivacité.
L’Idée et l’écran s’inscrit dans la tradition de défense du grand cinéma populaire qui est un aspect essentiel, quoique négligé par les historiens, de l’histoire du cinéma hexagonal.

EXTRAIT DU PREMIER FASCICULE DE L’IDÉE ET L’ÉCRAN DE J.– L. BOUQUET ET H. FESCOURT

L’AMATEUR – Si l’appareil de prises de vues n’est pas un cerveau, il possède du moins un œil, et un œil différent du nôtre. Il a sa vision propre, dans l’espace comme dans la durée, et il bouleverse nos conceptions de l’image et du mouvement. « Valeurs lumineuses » et « rythme », tels sont les éléments de la nouvelle esthétique qu’il nous propose. Les réalisateurs font œuvre cinématographique dans la mesure où leurs films permettent à cette harmonie des valeurs et du rythme de se développer librement, hors de toute influence étrangère.
NOUS – C’est sans doute en vue de telles recherches qu’un jeune metteur en scène, René Clair, émettait récemment la pensée suivante : Nous devrions peut-être arriver à éloigner du cinéma tout ce qui est cérébral, et nous attacher à rechercher l’expression directe du mouvement.(1)
L’AMATEUR – Parfaitement.
NOUS – Une autre personnalité, pour qui nous avons une estime particulière, Mme Germaine Dulac, est allée plus loin encore. Au cours d’une causerie –nous en voudra-t-elle de notre indiscrétion ? – elle nous exposa des théories très hardies. Elle souhaitait ne plus voir sur l’écran que des luminosités sans signification matérielle, des lignes, des surfaces, des valeurs mouvantes se cherchant et se conjuguant : symphonie visuelle, émouvante par ses seules ressources plastiques.
L’AMATEUR – Conception audacieuse, qui ne me déplaît nullement.
NOUS – Au fait, pouvez-vous nous citer des films que vous estimiez être « du cinéma » ?
L’AMATEUR – Aucune œuvre complète, mais des efforts intéressants.
NOUS – Beaucoup ?
L’AMATEUR – Non, hélas !
NOUS – Dix ? Vingt ? Trente ?
L’AMATEUR – Un peu plus.
NOUS – Cent ?
L’AMATEUR– Hé là !
NOUS – Cent films… et vous rejetez mille autres qui ont été réalisés. Parce qu’il ne cadrent pas avec une théorie arrêtée dans votre cerveau, vous dites : « cela n’existe pas ! »
L’AMATEUR – Encore une fois, le cinéma n’a de raison d’être que s’il ne ressemble à aucune autre forme d’expression
NOUS – Vous nous faites penser à ces apôtres qui, proclamant une foi nouvelle, n’ont qu’une idée : la dégager de toute filiation avec les cultes déjà existants, à en faire une doctrine révélée. On s’enthousiasme, puis des siècles passent ; l’enthousiasme passe aussi. Arrivent alors les mythologues qui démontrent, pièces en mains, que ladite religion était inspirée de toutes les précédentes.

(1)L’Intransigeant, 27-8-1925.